Vivre l’enfermement est souvent une expérience traumatisante. Vivre l’enfermement en temps de pandémie, d’incertitude, de crise protéiforme est très difficile et anxiogène. Que dire donc de l’expérience de confinement ou semi-confinement lorsqu’on est une femme et qu’on est déjà victime de violence conjugale et/ou intrafamiliale ? Que dire lorsqu’on est face à son bourreau 24 heures sur 24 ?
Souvent dans un espace réduit et précaire où cohabitent femme, époux, enfants, belle-mère, beau-père et parfois même beau-frère et belle-sœur. Tout est brusquement exacerbé parce qu’on a perdu le petit emploi qui faisait vivre la famille, parce qu’il n’y a plus de revenus financiers et qu’il faut survivre malgré tout, parce qu’on vit de la charité et solidarité des autres, parce qu’on ne peut pas se projeter et que l’avenir proche est sombre ? Tension, conflits, un mot de trop, une injure, un crachat, des cris, des hurlements, une gifle, des coups, un étranglement, des coups de couteau, un assassinat.
Le confinement est propice à l’agresseur car la victime est isolée et l’on sait que dans la description du cycle de la violence conjugale, l’isolement de la victime est une première étape qui permet de mieux la contrôler et donc de lui faire subir des violences loin des témoins. La mise sous silence de la femme victime de violence, l’état de terreur et de sidération dans lequel elle se retrouve font également partie de ce schéma de violence. En fait, très souvent le confinement est un facteur aggravant et peut mettre en danger les femmes parce qu’elles font partie des personnes vulnérables par le statut que lui confère une société solidement ancrée dans un système patriarcal. Il n’est donc pas surprenant de voir une hausse des actes de violences perpétrés par les conjoints ou autres membres de la famille contre les femmes en temps de confinement, partout dans le monde.
Les chiffres répertoriés jusqu’à récemment dans différents pays sont souvent alarmants. Selon les sources de l’ONU, on a ainsi vu une hausse de violence contre les femmes de 20% aux Etats Unis, 75% en Australie, 37% en Afrique du Sud, 25% en Grande-Bretagne, 32% en France, 38% en Turquie, 50% en Inde etc…
Qu’en est- il dans notre pays ? Malheureusement nous n’avons aucun chiffre dans le contexte actuel car pour avoir des statistiques qui nous permettent d’évaluer la situation, de mettre en place des mécanismes de prise en charge et de prévention, il aurait fallu une volonté politique de la part des institutions afin que celles-ci prennent des mesures d’urgence qui protègent les femmes. Si les chiffres sont importants pour établir une véritable politique de prévention des violences contre les femmes, il reste que le vécu des femmes, leurs témoignages sont très éloquents quant à la gravité du problème. D’autre part, nous savons pertinemment qu’en temps de crise quelle qu’elle soit, les femmes seront les premières victimes. Nous savons également que le confinement est un facteur aggravant.
Les chiffres que publient annuellement la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et la gendarmerie sont inquiétants d’autant plus qu’ils ne représentent que la partie visible de l’iceberg, car ils ne font référence qu’aux plaintes des victimes; or beaucoup de femmes victimes de violence conjugale et familiale n’osent pas porter plainte parce qu’elles ne sont pas soutenues dans leur démarche, dissuadées par leur entourage, parfois même par les policiers ou les gendarmes qui leur rappellent que l’agresseur est le père de leurs enfants, leur fils, leur frère.
Les chiffres publiés de la DGSN indiquent que pour l’année 2019 il y a eu un total de 7.083 plaintes pour violences contre les femmes, les violences les plus importantes étant les violences physiques (5.133 cas). Si les institutions ont fait un effort de produire des statistiques genrées nécessaires à une véritable politique nationale de prévention que nous espérons, nous estimons que ces chiffres ne reflètent pas vraiment la réalité. D’autre part, nous avons remarqué que depuis 2012, les chiffres concernant les féminicides ne sont pas publiés.
Cependant le document produit par le Centre d’information sur les droits de l’enfant et de la femme (CIDDEF) cette année, « Les femmes en chiffres », fait référence à « 39 cas d’homicides et de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort », ce que nous pensons être en deçà de la réalité. Aujourd’hui des jeunes féministes engagées essaient de collecter les cas de féminicides à travers les informations données par les médias et les réseaux sociaux. Ainsi elles font état de 16 féminicides depuis le début de l’année. Nous n’avons pas de statistiques par rapport au contexte spécifique de la pandémie et du confinement, mais nous avons quelques chiffres sporadiques recueillis par des associations de droits des femmes et des militantes féministes. Ce travail militant fonctionne en fait comme un système d’alerte.
On voit bien qu’il est difficile d’évaluer la situation actuelle car aucun mécanisme d’urgence n’a été mis en place par les institutions, ce qui nous permettrait de rendre visible le vécu des femmes, leur terreur de leurs bourreaux, leurs blessures, leurs traumatismes psychiques qui laissent des traces indélébiles sur elles et sur leurs enfants, victimes secondaires des agresseurs.
Le numéro vert du Ministère de la Solidarité ne fonctionne pas ; c’est d’ailleurs une des revendications des féministes, à savoir la mise en place d’un numéro vert fonctionnel dans chaque wilaya que les femmes victimes de violence pourraient appeler afin d’être écoutées, soutenues, orientées et prises en charge par des professionnelles de l’écoute. Les centres d’hébergement trop peu nombreux (cinq au niveau national) sont nettement insuffisants et souvent difficiles d’accès de par leurs procédures administratives. A relever que ces centres accueillent les femmes sans leurs enfants, ce qui est un non-sens. Les conditions objectives de la pandémie et le semi-confinement ont révélé d’une manière flagrante les problèmes déjà existants.
Dans la plus grande partie des villes en Algérie, c’est un « couvre-feu » qui a été décrété par le gouvernement, un couvre-feu qui ravive des traumatismes encore enfouis en nous de la guerre civile des années 1990. Les horaires du couvre-feu varient selon la situation sanitaire. Ainsi à Alger la population a été interdite de sortie d’abord de 19h à 7h du matin, puis de 15h à 7h le lendemain matin et en ce moment, de 17h à 7h du matin.
Ceci signifie que les hommes se sont retrouvés brusquement confinés à la maison alors que cet espace domestique n’était fréquenté, pour une grande partie d’entre eux, que pour manger et dormir. Traditionnellement le foyer est un espace féminin ; les femmes se voient donc obligées de partager cet espace avec les hommes de la famille une grande partie de la journée. Cette nouvelle situation crée des tensions immenses et pousse très souvent à une violence dangereuse pour la sécurité des femmes. Ce qui était possible avant la pandémie, à savoir se réfugier temporairement auprès des parents ou des amies, ne l’est pratiquement plus.
Il est difficile pour la femme victime de violence de sortir du domicile parce que le bourreau, souvent présent, la contrôle sans arrêt. Pour les mêmes raisons, il est pratiquement impossible pour elle d’aller au commissariat ou à la gendarmerie se plaindre. Les structures hospitalières étant mobilisées essentiellement pour la prise en charge des malades du Covid-19, et aussi de peur d’être contaminées, les femmes victimes de violence n’iront pas non plus au service de médecine légale pour un certificat de CBV (coups et blessures volontaires). Les recours qu’elles avaient en temps normal sont moins accessibles ; beaucoup de services sont soit à l’arrêt soit travaillent au ralenti. Ainsi toutes les affaires en justice de divorce, de garde d’enfants, de pension alimentaire, toutes les affaires criminelles qui relèvent du Pénal sont à l’arrêt depuis près de deux mois. Ce n’est que depuis quelques jours seulement que le tribunal a repris son fonctionnement pour les affaires civiles.
Notre association « Réseau Wassila » qui s’occupe de femmes victimes de violence a, avec quelques rares autres associations, décidé de maintenir l’activité du Centre d’écoute pour soutenir les femmes victimes de violence et leur venir en aide dans la mesure du possible ; les écoutantes (une juriste et une psychologue) travaillent exceptionnellement de chez elles. Elles notent plusieurs difficultés dans leur travail à cause du confinement. Le problème majeur est le fait que les femmes appellent moins parce qu’elles ne peuvent pas parler, le mari ou autre homme violent de la famille étant pratiquement tout le temps à la maison. Une écoutante rapporte que l’une des femmes victimes a dû mentir et dire qu’elle sortait rapidement faire des courses afin de pouvoir parler au téléphone et raconter sa détresse.
Les écoutantes, plus que d’habitude, sont obligées avec l’accord tacite de la victime de prétendre qu’elles sont des amies lorsqu’elles sentent que la victime ne peut pas parler car terrorisée par la présence de son bourreau. Outre le problème de confinement, le Ramadan met également les femmes dans un tourbillon de tâches ménagères qui ne leur permettent pas d’émerger et de penser à elles. Ce sont les femmes qui subissent les charges domestiques, qui s’occupent des enfants parce qu’ils ne vont pas à l’école, du mari et toute la famille qui vit sous le même toi. La charge mentale et émotionnelle est très lourde, particulièrement pour celles qui sont victimes de violence conjugale et familiale.
Ce moment qu’elles volent afin de dire toute la souffrance qu’elles vivent quotidiennement à une écoutante bienveillante qui ne jugera pas mais qui essaiera de la renforcer dans son estime de soi a une valeur inestimable pour la femme victime. Mais frustration parce que certaines démarches ne peuvent pas être menées à cause des contraintes du confinement sauf pour certains cas de violence, tels que celui de cette jeune femme menacée à l’arme blanche par ses frères ; l’association a aidé la victime en contactant la gendarmerie et en rédigeant une plainte auprès du Procureur du tribunal concerné ; un suivi a pu être assuré.
Ce que nous remarquons au niveau de notre association c’est que les premiers temps, il n’y avait pas plus d’appels au Centre d’écoute que de coutume. Cependant ces deux dernières semaines le nombre d’appels augmente, particulièrement des appels pour violence familiale (l’agresseur n’est pas seulement l’époux mais un autre membre de la famille). On remarque également que plus de femmes demandent des informations quant à leurs droits concernant le divorce, la garde des enfants, la pension alimentaire. Cela peut concerner des femmes qui subissent des violences de la part de leur conjoint depuis de longues années et ce confinement pourrait constituer un déclic qui leur permettrait de prendre la décision de se protéger et de protéger les enfants en quittant le mari violent.
Les femmes qui sont dans cette spirale de violence depuis longtemps et qui subissent des violences maintenant encore plus atroces nous disent que les hommes utilisent le confinement et la pandémie comme excuse pour justifier leurs actes. On note également que pendant cette période, beaucoup de femmes appellent le centre d’écoute pour signaler des cas de femmes victimes de violence qu’elles connaissent ou dont elles ont entendu parler.
Nous pouvons dire aujourd’hui que le confinement est un révélateur des relations familiales, de l’état de la société avec tous ses démons et particulièrement sa violence contre les femmes, un révélateur des effets des inégalités de sexe et de classe sociale. Malheureusement, l’après-confinement mettra au grand jour les dégâts terribles de cette violence conjugale et familiale.
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Louisa Ait Hamou, militante féministe, membre du Réseau Wassila, Alger.
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