L’attention de la société algérienne n’a été que récemment attirée sur la violence, par ceux-là même qui la subissaient. Trop longtemps polarisée sur le seul pouvoir des gouvernants, elle a accepté que les « dominants » puissent exercer autorité et violence sur les « dominés », en toute légitimité, aussi bien dans l’espace politico-social que familial, sur les femmes et les enfants ou encore les employés.
Sans Etat de droit qui rende des comptes à la nation et reconnaisse ses citoyens et citoyennes dans leur égale valeur, la violence « innée », un « droit » détenu par l’homme, a soumis les catégories subalternes à l’autorité des « puissants ». Dans l’économie familiale, la violence est le moyen par lequel le « responsable de famille « éduque », « gère » les relations internes. Dans notre société, encore patriarcale dans son fonctionnement et son imaginaire, la violence est justifiée par le statut des acteurs. La « responsabilité » de l’un et la « vulnérabilité » de l’autre, autorisent, de fait, les violences, et à l’extrême limite le crime car la vulnérabilité implique la soumission à l’autorité pour une « éventuelle » protection, avec son « coût social ».
Il s’agit bien sûr d’un comportement dont tout le monde « n’approuve » pas les excès mais les filles doivent toujours être éduquées, au mieux, par la « morale de la soumission » au pire par les ordres, voire les coups, parce qu’elles doivent intérioriser leur rang subalterne et leur fonction, à savoir être à la disposition des autres. Elles doivent assurer la reproduction de la société, se charger gratuitement des tâches domestiques nécessaires à l’économie, prendre en charge les enfants, les malades, les personnes âgées, les handicapés, ne pas transgresser les normes sociales, et ne pas mettre en avant leurs désirs ou aspirations.
Ainsi, l’Etat, dans la gestion « du privé » et des « transgressions », délègue aux « hommes » le pouvoir nécessaire au statu quo socio-politique. C’est la position de celui qui l’inflige, père, frère, époux, qui justifie la violence. Les femmes vivent cette situation car contrairement aux petits garçons, les filles ne grandissent pas et ne grandiront jamais dans le cadre de la loi actuelle, le code de la famille. En fait, elles n’atteindront jamais le statut d’adulte responsable de sa personne, qui prend les décisions qui le concerne, quel que soit le milieu ou la classe sociale.
Le statut social atteint par une femme ne suffit pas à lui assurer pleine capacité pour décider de tous les aspects de sa vie. Elle sera rattrapée par la loi inégalitaire, les discriminations et la violence sociale qui lui imposeront de négocier les marges de sa position. S’il leur est possible de vivre à l’écart des interdits et des règles sociales, il leur sera vital de ne pas revendiquer ce droit de « vivre différemment » car le prix serait très cher payé, même dans les grandes villes, ou alors il restera l’exil pour les catégories privilégiées.
L’évolution économique et sociale, la participation des femmes au marché de l’emploi et de la connaissance, ont produit de nouvelles catégories sociales qui revendiquent néanmoins un statut de citoyens et de citoyennes. La réaction sociale à la crise des années 80 a été de cibler les femmes comme « voleuses d’emploi » responsables de l’anomie sociale et de la « crise des valeurs », alors que les statistiques montraient qu’elles étaient fortement minoritaires, malgré leurs bons résultats scolaires. Parallèlement, l’idéologie islamiste les a réduites au « sacro-saint » statut unique de « mère » et de reproductrice, sous l’autorité des mâles de la famille, la famille étant le seul espace légitime et source du respect qui leur soit autorisé, mais en tant qu’a-citoyennes, dans un discours qui les a même assimilées à des personnes « intellectuellement » diminuées dans les années 1990.
Au lieu de contester les politiques de l’Etat, qui ont abouti à la déroute économique et à l’effondrement social, au chômage et à la misère de grands pans de la population, les « élites politiques dominantes » ont alimenté à travers l’éducation, le discours religieux et les médias cette idéologie qui a fait des femmes « l’ennemi intérieur ». Cela s’est d’ailleurs, traduit par le terrible sort qui leur a été infligé dans les maquis durant les années 1990. Les crimes du terrorisme islamiste de cette décennie ont mis en lumière ce que pouvait receler en elle la société de violence contre les femmes et d’interdits non élaborés en morale dans une société en mutation.
Mais un nouveau facteur est entré en jeu Il s’agit de la mondialisation et des pressions à la libéralisation de l’économie, auxquelles le pays ne peut se soustraire, avec comme corollaire la recherche du moindre coût. Leurs résultats scolaires, le faible taux de syndicalisation des femmes, leur acceptation de bas salaires, ont favorisé leur recrutement dans les secteurs désertés par les hommes. C’est ce qui explique leur surreprésentation dans certains espaces car le fait de de bénéficier de compétences à moindre coût n’est pas négligeable pour l’économie libérale, même si l’égalité de l’accès à l’emploi est loin d’être acquise.
Néanmoins, l’idéologie dominante, largement diffusée à travers les médias privés, alimente toujours cette image de « femme-mère » et refuse d’accepter l’émergence de l’actrice économique, la participation de la femme engagée en politique, ou sa prise de parole publique dans l’espace associatif, culturel ou social. Cela a pu être constaté lors du Hirak, quand des groupes violents s’en sont pris au « carré féministe » leur intimant le silence pour laisser les hommes définir les revendications. Ce qui caractérise cette idéologie dominante, en plus de sa bigoterie, c’est son nouveau caractère d’idéologie consumériste, auquel toutes les catégories sociales doivent se plier. Les idées d’émancipation, de développement, de l’accès à la justice pour tous, nées de l’indépendance, ont disparu de l’espace politique et médiatique pour magnifier dans la publicité l’image de femmes « consommatrices » et créer des marchés de masse pour l’importation.
L’idée de revendiquer les « droits » de la personne humaine face à la violence conjugale et familiale est très récente et la mondialisation l’a diffusée d’une manière inégalitaire et parfois très « intéressée ». Les différentes conditions de caractérisation des actes de violence sont d’abord liées à la définition des statuts sociojuridiques de l’homme et de la femme. Leur statut différentiel est fondé sur l’inégalité face au mariage et au divorce, face au patrimoine familial, face à la tutelle strictement paternelle qui prive les femmes de droits sur leurs enfants dans le cadre du mariage, et perpétuent donc les discriminations.
En 2015, suite à de longues luttes des associations féministes et des pressions d’organisations internationales, la violence domestique (familiale et conjugale) fut enfin prise en considération dans la loi pénale. Par contre, son application reste problématique (1). Le viol conjugal n’est toujours pas considéré comme un délit et la demande de divorce peut se faire contre le rachat de sa liberté mais la demande de divorce pour violence, pour être acceptée, doit être validée par le tribunal. C’est la justice qui décide du quantum de violence acceptable pour les femmes, pour décider par la suite de la condamnation de l’agresseur, encore que celui-ci bénéficie d’une chance de s’y soustraire, grâce à la clause du « Pardon » inscrite dans les amendements à la loi.
Les féminicides se produisent quand la femme refuse la soumission ou veut se libérer d’une union toxique. C’est ce que nous avons constaté dans les divers crimes récents, commis par les proches, le plus souvent par l’époux ou l’ex-époux qui ne peut accepter la non-reconnaissance de son autorité et de sa toute-puissance. Evidemment, nous ne pourrions parler d’augmentation ou de baisse du nombre de ces crimes que sur la base de chiffres publiés par les institutions de l’Etat, comme les services de médecine légale, les commissariats, les tribunaux, et ce sur de longues périodes., La société est en droit d’exiger et d’obtenir de telles données de la part des institutions, encore que certains décès puissent être mis sur le compte de suicides ou de maladies liées à la violence (refus d’une prise en charge médicale par exemple).
Historiquement, les assassinats de femmes ont été justifiés par divers arguments :
Ce sont ces mêmes « motifs » que mobilisent aujourd’hui encore les « réseaux sociaux » pour justifier la violence et les crimes contre les femmes, quand des « voix autorisées » accusent de négligence des parents pétrifiés dans leur douleur, au lieu de condamner les criminels.
Cette violence a toujours été considérée comme relevant de « faits divers » n’ayant pas de légitimité à retenir l’attention sociale. Ces « faits divers », événements peu « importants » mais tragiques, sont largement médiatisés aujourd’hui avec la multiplication des chaines de télévision et de l’internet, alors que durant des décennies, l’information ne pouvait être qu’officielle et descendait des sphères dirigeantes vers le bas de la société. La seule information digne d’intérêt concernait alors l’activité des dirigeants. L’information de proximité aujourd’hui retient l’attention du public et est accompagnée d’images parfois insoutenables. Cette libéralisation de l’image a eu deux conséquences. D’une part, elle alimente la fascination pour le « scandale et le morbide », sans donner les moyens de les expliquer et de les comprendre dans leur contexte politico-social. D’autre part, elle accentue l’apprentissage de la peur chez les femmes, peur déjà largement alimentée par une éducation à la culpabilité face aux violences qui leur sont infligées. Cette image « démontre » leur vulnérabilité et donc la nécessité d’une « protection masculine » mais pas de responsabilité dans la protection ou de mesures de prévention de la part de l’Etat.
Les féministes depuis la lutte nationale et l’indépendance ont revendiqué une nouvelle condition des femmes, à savoir l’égalité juridique et des libertés civiles et politiques mais les violences comme arme de domination, n’ont été mises en lumière que depuis une trentaine d’années. Cette violence révèle l’état d’une société, l’ampleur des injustices et des discriminations, des souffrances banalisées, ampleur qui commence à peine à questionner une société étonnée qu’on remette en question des positions « naturelles ». La conséquence de la mise à nu de ces violences a été d’interroger le rôle d’un système judiciaire qui ignore ces crimes et couvre en fait les perpétrateurs, considérés comme les seuls citoyens de la nation.
Les luttes pour la libération nationale, ensuite pour les idéaux de justice sociale, ont mis au second plan les inégalités et discriminations de genre qu’il n’est plus possible de passer sous silence. Les luttes contre les inégalités sociales (répartition des richesses et pouvoirs) et les luttes pour la citoyenneté ne sont pas automatiquement équivalentes mais se recoupent. De ce fait le terme de « féminicide » acquiert son impact, en mettant l’accent sur la violence spécifique faites aux femmes, au-delà de leur position sociale.
Il est clair que les médias ont décuplé l’écho de ces violences, parfois par simple souci commercial. Les insultes et la responsabilisation des victimes sur leur sort sont les formes extrêmes de résistance de la société à ces changements du statut des femmes, qu’elle ne peut ni accepter, ni arrêter car ce sont les mouvements de l’histoire sociale. On ne peut prédire le résultat des rapports de force sociaux en jeu dans tous ces changements.
L’internet et les réseaux sociaux ont un effet multiplicateur de la fascination pour la violence, comme de l’indignation ou la condamnation de la victime. Quel est le seuil de tolérance de la société à cette violence après la décennie de crimes islamistes terroristes et alors que nous sommes en temps de paix ? Est-on à un moment de bascule, pour qu’enfin la société prenne conscience que cette violence est inacceptable et détruit les familles et les liens sociaux ?
Il est clair que les familles craignent pour leurs filles car si les études, ou l’emploi leur ont permis d’accéder à l’espace public le harcèlement y reste une souffrance quotidienne, malgré le fait qu’elles deviennent, qu’on le veuille ou non, des actrices du changement social. Elles participent de l’activité économique, formelle ou informelle, elles acquièrent de plus en plus de poids dans la création du patrimoine familial, mais aussi de pouvoir à travers les institutions comme la justice, la santé, l’éducation.
Le rôle des médias dans la lutte contre les violences est essentiel car ils véhiculent les discours et les images produites par des milieux sociaux reconnus et eux-mêmes sont autant producteurs d’images que de messages. La prolifération des chaines de télévision privées depuis une quinzaine d’années a surtout participé à la diffusion d’images négatives de femmes, placées le plus souvent dans une position sociale subordonnée et hyper sexualisée, ce qui favorise et banalise la violence.(2) Ces images font fi des changements sociaux, de la diversité des situations et des contextes sociaux, ainsi que des aspirations des femmes à la citoyenneté et à la dignité.
Le rôle des médias est d’informer la société de ce qui se passe en son sein, des problèmes qui l’agitent et des changements qui pointent, des avancées comme des régressions sur le plan de ses idéaux et de ses objectifs. Il s’agit d’exposer les faits, particulièrement en ce qui concerne les violences, et de donner au public les outils pour analyser leurs causes et leurs conséquences. Aussi doivent-ils exposer des faits et non reprendre les clichés et les stéréotypes véhiculés dans le discours dominant comme par exemple l’expression « drame familial », où tout le monde est victime, l’assassin comme la victime ; ou encore «il était jaloux » ce qui fait que l’on doit comprendre l’agresseur, et tous les jugements sur les prétendues « mauvaises mœurs » de la victime, ce qui justifierait de l’assassiner !
La société est en plein bouleversement. Ses dirigeants et ses « élites reconnues », reproduisent avec laxisme et sans sens critique l’idéologie traditionnelle de la « supériorité » des hommes et de leurs « avantages naturels » et semblent encore bloqués, soit sur un discours archaïque, soit sur des pétitions de principe, sans traduction dans la vie politique. Un nouveau partage des rôles et des fonctions entre femmes et hommes, doit être élaboré politiquement et socialement, adapté à cette nouvelle société qui a du mal à se donner des normes, des principes et de nouvelles règles de citoyenneté. Il faudrait, pour cela, commencer par déclarer juridiquement l’égalité en droits et en devoirs des femmes et des hommes dans la loi fondamentale, dans un Etat de Droit.
L’institutionnalisation de l’égalité des droits ne suffit pas bien sûr à faire disparaitre cette violence mais elle lui enlève d’abord cette légitimité qui lui est reconnue et qui la perpétue. La suppression de la « clause du pardon », une réelle application de la loi sur les violences, sur le harcèlement, avec des mesures concrètes d’application, des mesures de protection des victimes, de lutte contre les appels à la haine et la discrimination, un discours égalitaire à l’école et des mesures d’accès égal à l’emploi, seraient des signaux indiquant que l’on se dirige vers une société plus pacifiée et qui accorde une égale valeur à ses membres.
Dalila Iamarene Djerbal, sociologue, féministe, membre depuis sa fondation du Réseau Wassila contre les violences faites aux femmes et aux enfants.
(1) La justice fonctionne encore avec les anciennes procédures ce qui empêche une vraie application de la loi, sans compter la clause du « Pardon » qui permet l’abandon des poursuites contre l’agresseur. La première question que pose le juge à la victime est d’ailleurs : Accepte – t’elle de lui pardonner !
(2) Une étude de Cawtar en 2000 relève que 78% des images des femmes sont négatives dans les médias arabes, PDF.
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